Lettre ouverte aux responsables associatifs, imams et intellectuels musulmans de France.

Vous avez été plusieurs à solliciter mon avis sur le discours prononcé par le président Emmanuel Macron, le 2 octobre aux Mureaux. 

28 octobre 2020 à 14h00 par Sadek SELLAM Islamologue   

FRANCE MAGHREB 2
SADEK SALLAM - ISLAMOLOGUE
Crédit : Google images

"Une crise mondiale de l'islam"

Les réactions les plus véhémentes portaient sur la phrase mentionnant "une crise mondiale de l'islam", en tant que religion. Les communiqués de "l'Union mondiale des Oulama musulmans" et la prestigieuse université d'El Azhar méritent d'autant plus d'attention qu'ils émanent d'instances attachées à une conception élevée de la religion. Ces instances sont d'autant plus habilitées à s'exprimer qu'elles préfèrent constamment le dialogue, notamment, avec les (adeptes des) religions du Livre, à tout recours à la violence invoquant le Coran. Contrairement à l'imam d'une mosquée du Sud-Ouest, chacun de nous doit dialoguer avec ces instances et les appeler à un débat constructif et serein, y compris avec le président de la République qui peut les écouter autant qu'il s'inspire des écrits d'un politiste sécuritaire et médiatique, qui est aux abonnés absents à chaque fois qu'il s'agit d'éduquer les jeunes musulmans en France. Comme si la radicalisation et le terrorisme l'arrangent plus que la prévention, par les moyens de l'intelligence. On peut reprocher à ces instances islamiques de ne retenir du discours présidentiel que ce passage à problèmes, où la même idée gagnerait à être reformulée avec davantage de nuances. Les musulmans de France qui emboîtent le pas à ces instances légitimes le font parce qu'ils ne trouvent aucune autorité religieuse pouvant s'exprimer légitimement au nom de « l'Islam de France ». Et il faut reconnaître que le CFCM, qui avait les possibilités de devenir, à terme, une autorité religieuse, n'aura fait aucun effort dans ce sens. D'où le besoin d'interpeller les membres du son bureau qui acceptent le dialogue plus facilement que d'autres. Mais désespérant de dialoguer sérieusement avec cette bureaucratie, des musulmans qualifiés songent à créer une autre structure pouvant remédier aux manquements du CFCM.

 

Les partisans d'un « plan B », les occasions manquées, et la mémoire courte 

Ces partisans d'un « plan B » gardent un fort mauvais souvenir des fâcheux précédents en matière de "politique musulmane", faite surtout d'un nombre impressionnant d'occasions manquées. Étant amenés à juger sur pièces, ils privilégient les actes sur les paroles, puis classent les paroles selon le degré de leur propre chronologie et vérités. Le plus important dans le discours du Président Macron aux Mureaux reste sa décision de mettre d'importants moyens financiers à la disposition de la FIF, pour lui permettre d'ouvrir (enfin) un Institut d'études et de recherches sur l'Islam. L'annonce du président Macron peut être appréciée à sa juste valeur, si on se remémore les tentatives avortées de la création d’institutions universitaires d’enseignements de l’islam, à commencer par le rejet du projet de la Faculté de théologie musulmane à Strasbourg, présenté en 1989 après la consultation du regretté Ali Merad, par le président Mitterrand en personne. On rappelle que ce projet fut rejeté pour des raisons purement politiques, liées aux querelles de sous-courants à l'intérieur du Parti Socialiste, et à une crise, non médiatisée, des relations tumultueuses entre le président socialiste et son ministre de l'Intérieur (Pierre JOXE). Il faut aussi se rappeler le désintérêt total du Ministre de l'éducation de 1992, Lionel Jospin, pour le Centre national d'études de l'Islam, dont l’ouverture fut proposée par le regretté Mohamed Arkoun, à la Vème section (Sciences religieuses) de l'École pratique des hautes études. Le ministère de l'Intérieur avait mâtiné son refus de la Faculté de théologie musulmane en zone concordataire d'une recommandation d'ouvrir un établissement musulman « partout ailleurs, sauf à Strasbourg ». Sachant qu'il n'y avait aucun argument juridique justifiant ce refus, Ali Mérad, mécontent de ce manque de sérieux en haut lieu, ne répondait plus aux demandes de consultations par les « organisateurs » laïques de l'Islam en France. Mohamed Arkoun prit le relais et tint compte du « partout ailleurs, sauf à Strasbourg » et fit accepter par Jean Baubérot, alors directeur de la Vème section de l'EPHE, le projet de « CNEI ». Malgré le soutien d'un conseiller à l'Élysée, le ministre de l'Éducation de l'époque, qui travaillait à son « devoir d'inventaire », n'a pas daigné répondre à la demande d'audience de Mohamed Arkoun. Le projet échoua, par la faute d'un autre ministre socialiste, dont le directeur de cabinet s'appelait Claude Allègre. Devenu premier ministre, Jospin récidiva pour tolérer, ainsi que son ministre de l'Éducation, Claude Allègre, un très peu républicain copinage qui permit le détournement de l'important projet d'École des hautes études de l'Islam présenté en 1998 par Jean Pierre Chevènement. Ce dernier projet comportait une Université Ouverte qui aurait pu accueillir les musulmans qui, pour étudier l'Islam, se rendent dans des pays où ils se trouvent embarqués parfois dans de dangereuses aventures. Les sabotages à répétition de ce genre de projets sont à l'origine du grave déficit éducatif qui explique la faible participation des nombreux musulmans qualifiés à la prévention des radicalisations. De ce déficit éducatif sont également responsables des membres de la Nomenklatura islamique de France dont les privilèges furent accrus quand ils furent sortis de l'anonymat grâce aux velléités d ’’organisation" de l'Islam en France. En effet, deux recteurs de la Grande Mosquée de Paris réussirent à mettre en échec l'ambitieux "plan Dumas" d'avril 1992, qui prévoyait un budget de 20 millions de francs (équivalent de 3 millions d'euros) pour un Institut musulman de France à condition de séparer cet établissement de la fantasque Société des Habous, qui ne sortit de l'illégalité qu'à la faveur de la prescription trentaine de 1988. Il y avait un "Institut musulman de la mosquée de Paris" pour lequel le "Recteur" placé par Guy Mollet percevait cinq subventions publiques (4 subventions ministérielles, plus 1 subvention de la mairie de Paris) jusqu'en 1980. La commission nationale des français musulmans a constaté le caractère fictif de "l'institut" et le gouvernement du Premier Ministre Raymond Barre fit cesser le versement des subventions. Le président Giscard d'Estaing promit le remplacement de Hamza Boubakeur en même temps que la nomination d'un directeur chargé de sortir l'Institut de son état d'hibernation. Nedjmeddine Bammate (professeur à Paris VII, sous-directeur à l'Unesco) et Ali Merad (membre de la Commission et rédacteur du rapport sur l'Institut fictif) étaient pressentis pour lancer des études sur l'Islam par des musulmans. Mais ce projet tomba à l'eau quand le nouveau pouvoir socialiste opta pour une gestion diplomatico - sécuritaire dont on voit encore les conséquences néfastes à chaque fois que quelque barbouze se signale par sa grossièreté, son agressivité et un usage abusif des deniers du culte, de la taxe halal et la revente des visas pour le pèlerinage, et autres à-côtés financiers de la vie religieuse qui passionnent les bureaucraties de peu de foi plus que l'action éducative. Pour compenser ces « oublis » socialistes, le « plan Dumas » de 1992 proposait de mettre d'importants moyens à la disposition d'un Institut ou aurait été rénové l'enseignement des disciplines religieuses, dont l'archaïsme explique en partie les radicalisations.  Dans un si important établissement, une partie des étudiants auraient pu se spécialiser dans l'imamat et les différentes aumôneries. Pour finaliser ce projet, Roland Dumas devait se rendre à Alger en compagnie d'un représentant du ministère de l'Intérieur, Raoul Weexsteen, conseiller aux Cultes, selon une version, ; selon une autre, c'est Alain Boyer, sous-préfet mis à la disposition du Bureau central des cultes, qui devait plaider à Alger pour « l'Institut Musulman de France », en compagnie de Roland Dumas. Mais ce voyage n'a pas eu lieu, à cause de l'assassinat de Boudiaf.  Profitant de la confusion qui régnait alors à Alger, la famille Boubakeur refusa cette offre. Elle préféra une mosquée sans institut, mais privatisée, à une mosquée dont le rayonnement aurait été assuré par des activités d'enseignement et de recherches. Quand durant ces dernières années, Dalil Boubakeur se plaignait du manque de moyens pour "former des imams français", il était ravi de l'oubli quasi- total du refus catégorique du "plan Dumas", par lui et par son père Si Hamza. L'amnésie concernait aussi la protestation véhémente du recteur contre le projet d'École des Hautes Études de l'Islam quand il fut présenté par Jean Pierre Chevènement en 1998. La Grande Mosquée de Paris semblait espérer récupérer, pour elle, une partie du budget proposé dans le plan Dumas de 1992, sans les prestigieux et gênants professeurs comme Jacques Berque, Mohamed Arkoun, Ali Mérad et Ezzedine Guellouz. Il faut dire que le projet de Jean Pierre Chevènement, avant d'être saboté par Lionel Jospin et Claude Allègre, avait été combattu les fédérations musulmanes (FNMF et UOIF), d'accord, une fois n'est pas coutume, avec la Grande Mosquée de Paris. Le président de la FNMF, Mohamed Béchari, réussit même à convaincre un député socialiste du Nord à interpeller Jean Pierre Chevènement pour lui reprocher, au cours de la séance des questions au gouvernement, de « violer la laïcité »(sic) en proposant un enseignement sur l'Islam. Ce faisant, Mohamed Béchari et son complaisant député firent preuve d'une désarmante ignorance de la tradition islamologique française qui eut ses heures de gloire depuis Sylvestre de Sacy jusqu'à Jacques Berque, en passant par Louis Massignon. Pour sa part, l'UOIF rémunéra une islamo-politiste pour lui rédiger un texte exprimant une « Chikaya » analogue contre Jean Pierre Chevènement.

 

Détachements d’imams arabophones et formation des cadres religieux pour rien

L'information sur l'Islam en France étant encore digne des régimes à parti unique, l'amnésie porte également sur une période plus récente. En effet, personne n'ose s'interroger sur les vraies raisons de la continuation des détachements d’imams arabophones, dont certains sont imposés encore comme enseignants à l'institut de la Grande Mosquée de Paris. Alors que l'accord signé en 2015 par le ministre algérien des affaires religieuses, M. Aissa, et le ministre de l'Intérieur Bernard Cazeneuve porte sur la formation des cadres religieux par cet établissement. Les enquêteurs qui s'interrogent sur « l'oubli » de cet accord et le refus de recruter comme imams les élèves qui passent quatre années d'études dans cet institut, et une année pour obtenir le DU à la Sorbonne, ne sont pas recrutés comme enseignants dans cet institut, et attribuent ces non recrutement au mode de fonctionnement de la bureaucratie de la Grande Mosquée de Paris.

 

Délabrement intellectuel et ouverture d'un Institut sur l'Islam

Quand on fonde son jugement sur ces constats de carence, on ne peut se contenter d'imiter l'Union mondiale des Oulama musulmans et l'université d'El Azhar, aussi respectables soient ces instances qui méritent, d'abord, d'être louées pour leur défense de l'Islam en tant que religion et leur intérêt pour le sort des musulmans en France. Leur protestation est d'autant plus légitime que la phrase incriminée du discours présidentiel conforte des milieux islamophobes dans leurs jugements erronés. Dans ces conditions, l'aide de l'État à l'ouverture d'un Institut sur l'Islam traduit un volontarisme qui tranche sur les velléités d'"organisation" de l'Islam. Force est de constater que ces velléités auront contribuer à laisser l'Islam dans un état de délabrement intellectuel qui s’ajoute aux terreaux des radicalisations, déplorés courageusement, au grand dam des parrains de SOS-Racisme, par Emmanuel Macron quand il était ministre dans le gouvernement d’Emmanuel Valls.

Voilà ce qu'il convient de dire, brièvement, des actes, qui comptent plus que les paroles.

 

De la "Marche pour l'égalité" à la « Marche des Beurs », et des Paroles aux Actes 

Parmi les paroles, il faut privilégier le passage où le président Macron déplore la "ghettoïsation" pour mieux la mettre sur le compte de "nos lâchetés". L'allusion est claire : c'est une critique des politiques irresponsables qui laissèrent se perdre des "territoires de la République" qui n'étaient pas perdus quand la "Marche pour l'égalité" de 1983 révéla l'ampleur des problèmes d'intégration. Au lieu de commencer à les résoudre, les socialistes décrètent de parler de "Marche des Beurs", pour donner une dimension identitaire à des problèmes d'essence sociale. L'émergence de jeunes musulmans pratiquants semblaient donner raison aux socialistes, même s'il n'agissait que de piétisme et de ritualisme, beaucoup plus que de fondamentalisme et d'intégrisme. Il y eut "une génération sans instruction", comme on disait en 1850 en Algérie, où l'on s'avisa d'ouvrir les Medersas d'État pour prévenir in extremis les risques d'une religion sans "représentants réguliers". On écouta alors Tocqueville qui, dans son rapport parlementaire sur l'Algérie de décembre 1847, mit en garde contre " les furieux et les imposteurs", qui s'emparaient d'une religion privée des moyens de « l'intelligence de la foi ». Dans la France de la fin des années 80, l'absence d'éducation musulmane rendait inévitable le passage du ritualisme au fondamentalisme, puis à des formes inquiétantes de radicalismes. Consulté à plusieurs reprises, le regretté Jacques Berque recommandait l'ouverture d'un "Institut Averroès sur la montagne Sainte Geneviève". Après les refus successifs de ce genre de propositions, Jacques Berque s'est dit "sidéré de la cécité française sur l'Islam". Déçu, mais jamais désespéré, celui qui aurait dû être écouté comme l'avait été Tocqueville en 1847, tirait la sonnette d'alarme : " Nous sommes en train de perdre la guerre d'Algérie pour la deuxième fois". Après les examens de conscience imposés par les attentats de 2015, Jacques Berque, qui était en passe d'être oublié, a été cité par un homme politique a honnête : Bernard Cazeneuve. Même Laurent Fabius fnit par le paraphraser. Emmanuel Valls, qui heurta les chercheurs par sa formule à l'emporte-pièce « Expliquer, c'est justifier", faillit créer un institut au service de son politiste sécuritaire préféré. La création de cet établissement budgétivore destiné à satisfaire des calculs de carrière, après les déboires du protégé du Premier Ministre Emmanuel Valls, fut empêché in extremis, notamment, par un conseiller occulte, qui recommanda de sortir de son hibernation l'ISSMM, une microstructure créée à l'EHESS* après le détournement de l'EHEI* présentée par Jean Pierre Chevènement. Plus de cinq ans après, force est de constater les insuffisances des activités de l'ISSMM*, au vu de la demande massive de connaissances de l'Islam et, surtout, de leur impact quasi-nul, sur les jeunes musulmans dont on cherche à repérer, de loin, les « signes extérieurs de radicalisation ».  

 

Examen de conscience

C'est à l'aune de ces errements qu'il faut juger avec impartialité le discours présidentiel du 2 octobre. L'autocritique présidentielle, qui semble être suivie du renoncement au terme à problèmes "séparatisme", est à mettre à l'actif du président. Avant d'emboiter le pas aux Oulama qui reprochent à juste raison la phrase inspirée par un politiste médiatique parce que obsédé par le seul sécuritaire, les musulmans doivent d'abord comparer avec l'absence totale d'examen de conscience chez les membres de la Nomenklatura islamique qui représentent les musulmans de France malgré eux. La plupart s'entichent d'un soufisme de façade sans s'aviser que l'un des grands mystiques de Baghdad s'appelait Muhasibi, celui qui pratique l'examen de conscience. 

 

 

*EPHE= École Pratique des Hautes Études

EHEI= École des Hautes Études sur l'Islam
FNMF= Fédération Nationale des Musulmans en France
UOIF= Union des Organisations Islamiques en France