Libye : La Conférence de Berlin peu-elle aboutir à une solution du drame libyen ?

Bien que les négociations de cessez-le-feu à Moscou aient été vaines, l'Allemagne tente d'organiser la conférence de Berlin, dimanche 19 janvier, pour mettre fin à la guerre de Tripoli que Khalifa Haftar poursuit depuis neuf mois, soit depuis avril 2019.

19 janvier 2020 à 17h45 par La rédaction avec AA

FRANCE MAGHREB 2
La Libye vit un drame sans précédent et fait l'objet de toutes les convoitises
Crédit : capture d'écran

Le ministère allemand des Affaires étrangères a annoncé que des dirigeants et chefs d'État de 12 pays et de quatre organisations multinationales, dont les Nations Unies, étaient invités à la conférence de Berlin. Cependant, l'envoi accéléré de troupes sur Tripoli par Haftar, qui n'a pas signé d'accord de cessez-le-feu à Moscou, et la reprise du soutien de son allié le plus important, les Émirats arabes unis (ÉAU) ainsi que les déclarations dures de l'Égypte, ont remis en question l'éventuel réussite de la conférence de Berlin.

La réussite de la conférence de Berlin ne peut être réalisée qu'en fournissant une volonté commune de mettre fin au soutien extérieur qui contribue à l'aggravation de la guerre dans le pays. Cependant, le départ de Haftar, renforcé par le soutien continu de ses alliés les Émirats arabes unis et l'Égypte, de la table des négociations, créée à l'initiative de la Turquie et de la Russie, à Moscou en vue d'obtenir un cessez-le-feu permanent, montre une fois de plus que la solution politique à la crise en Libye ne sera pas facile dans les circonstances actuelles.

"Contrairement au Gouvernement national d'accord (GNA) qui reçoit uniquement l'aide militaire de la Turquie, Haftar dispose de l'aide militaire de la Russie, des Émirats arabes unis, de l'Égypte, et de la France. Haftar, pensant être dans une position de force avec le soutien de plus d'un acteur international, dispose d'un large champ de manœuvre qui lui permet de rejeter les demandes de ses soutiens. Bien que la Russie eût du réagir durement à la dernière décision de Haftar [de quitter la table des négociations, ndlr], on voit que la Russie ne peut pas facilement abandonner Haftar car Haftar a d'autres alliés que la Russie, et la Russie a une influence limitée sur Haftar."

- Quel est le but ultime des Émirats arabes unis et de l'Égypte?

La principale raison derrière l'incapacité à trouver une solution à cette guerre, qui se poursuit depuis 2014, est que le pays est devenu un champ de lutte des puissances régionales et mondiales. En 2014, l'extension par Haftar de ses opérations militaires depuis l'est du pays à la région sud de Fezzan, puis à l'ouest, a été possible, tout au long du processus, à la faveur du soutien militaire et financier apporté par les alliés régionaux investissant dans cet acteur.

À ce stade, l'objectif ultime de nombreux acteurs étrangers, y compris l'Égypte et les Émirats arabes unis, soutenant Haftar, est l'entrée des forces de Haftar dans le centre de Tripoli et leur prise de contrôle du ministère du Pétrole de la Libye, qui continue de contrôler le produit des ressources pétrolières du pays, ainsi que Banque centrale libyenne. Les demandes de Haftar lors des négociations de cessez-le-feu permanent à Moscou montrent qu'il est assis à la table de négociations pour atteindre cet objectif. Haftar, qui ne considère cette table que comme un moyen d'atteindre cet objectif, a déjà déplacé une partie des forces aériennes vers la base militaire d'Al Qarbabian à Syrte et déployé plus de troupes à Tarhounah, montrant ainsi que l'option de guerre est toujours sur la table.

Simultanément, alors que la France, l'Italie et les États-Unis ne réagissent pas à l'offensive de Tripoli et soutiennent Haftar, le Gouvernement national d'accord (GNA) libyen soutenu par l'ONU, se trouve isolé dans la guerre en cours.

Cependant, après les protocoles d'entente signés avec la Turquie, le 27 Novembre 2019, et l'annonce de celle-ci d'un éventuel envoi de troupes en Libye pour soutenir le GNA, la crise libyenne est revenu au sommet parmi les points de l'ordre du jour.

Haftar, qui se préparait à se rendre à la conférence de Berlin d'une part et à préparer intensivement les fronts autour de Tripoli d'autre part, a reçu de nouveaux systèmes de défense aérienne de la Russie cette semaine malgré l'échec des négociations de Moscou. Il est également observé que les vols Damas-Benghazi se sont intensifiés.

"L'un des premiers fronts de cette guerre a sans aucun doute été l'Égypte et l'arrivée au pouvoir de Abdel Fattah al-Sissi, qui a ensuite ouvert les portes de la Libye aux Émirats arabes unis. En 2014, les Émirats arabes unis ont pris part à la guerre civile libyenne en effectuant une série d'opérations aériennes à Tripoli, depuis l'une des bases militaires égyptiennes. Ainsi, dans la période post-2014, les Émirats arabes unis et l'Égypte ont aidé Haftar à modifier l'équilibre des forces au sol avec le soutien aérien qu'ils ont fourni. Les forces de Haftar doivent largement leur progrès militaire et leur contrôle d'une partie importante du pays au soutien aérien fourni par l'Égypte et les Émirats arabes unis."

- Haftar voit la table des négociations comme un moyen de gagner

Pour Haftar, la table de négociation est un moyen par lequel il peut atteindre ses objectifs qu'il n'a pas pu atteindre sur le terrain. La principale raison pour laquelle la Russie, qui a atteint la capacité d'influencer la région avec le soutien qu'elle a fourni en Libye en 2019, n'a pas réussi à convaincre Haftar, est que des alliés tels que les Émirats arabes unis (ÉAU) et l'Égypte, qui soutiennent Haftar, envisagent également les négociations dans ce cadre. Le fait que des consultants des ÉAU aient accompagné Haftar lors des pourparlers de Moscou souligne également le rôle essentiel que les ÉAU ont joué et continueront de jouer dans ce processus.

Les relations entre les Émirats arabes unis et Haftar reposent sur des intérêts mutuels. Les opérations militaires de Khalifa Haftar en Libye, faisant des Frères musulmans sa cible, sont un élément important de l'agenda politique des ÉAU dans la région.

Après le Printemps arabe, les ÉAU, dans la perception d'une menace pour la sécurité du régime, ont commencé leurs opérations en 2012 contre le mouvement Islah qui était l'extension des Frères musulmans aux ÉAU, lui portant l'accusation de tentative de renversement du régime, et ont ainsi, procédé à de nombreuses arrestations et procès.

En 2014, les Émirats arabes unis, avec l'Arabie saoudite, ont reconnu les Frères musulmans comme une "organisation terroriste", définissant le mouvement comme une menace à la sécurité nationale et internationale, et ont commencé une guerre, sur un front plus large, contre les Frères musulmans.

En revanche, la présence des Émirats arabes unis et de l'Égypte en Libye a été ignorée par les acteurs internationaux. Le 3 juillet, 53 personnes ont été tuées et 130 autres blessées lors d'un raid aérien sur le camp de migrants de Tadjourah, à l'est de la capitale, Tripoli. La commission d'enquête de l'ONU chargée d'enquêter sur l'attaque a achevé ses travaux en novembre et a soumis le rapport au Conseil de sécurité (CS) des Nations unies.

Selon le rapport, il a été conclu que l'attaque a été menée par un "nombre inconnu de Mirage 2000-9" qui ont utilisé des bases aériennes à Joufrah et Al-Kadim, et que la frappe aérienne a été effectuée par des missiles guidés lancés à partir d'avions de chasse appartenant "vraisemblablement à un État membre de l'ONU qui soutient directement les forces de Haftar", mais le rapport n'incluait pas le nom du pays.

D'autre part, la déclaration de condamnation du CS après l'attaque a été bloquée par les États-Unis. Bien que le nom du pays qui a commis l'attaque ne soit pas mentionné dans le rapport, il est très probable que l'avion de chasse appartienne aux Émirats arabes unis. Depuis 2016, les Émirats arabes unis exploitent la base militaire d'Al Qadim en Libye et mènent leurs opérations depuis cette base. En élargissant leur présence militaire dans la région avec la base militaire en Libye, les ÉAU veulent garantir leurs réalisations en conférant une légitimité internationale à Khalifa Haftar et à la Chambre des représentants de Tobrouk.

"Il sera possible de parler d'une solution durable en Libye avec la formation d'un environnement politique où il existe un consensus sur des questions telles que la construction de l'État, la répartition des ressources économiques, la façon dont le pays sera gouverné, la constitution et la loi électorale. Mais le principal objectif de la crise libyenne aujourd'hui est de convaincre Haftar que la guerre n'est pas une solution. Il ne semble pas possible d'atteindre cet objectif sans convaincre les alliés qui soutiennent Haftar."

Les Émirats arabes unis, qui ont jusqu'à présent fait de gros efforts dans ce sens, n'ont pas atteint leur objectif. Pour cette raison, ils veulent tirer profit des progrès réalisés dans la guerre de Tripoli.

Auparavant, dans le cadre des efforts des Émirats Arabes Unis en ce sens dans le contexte de la crise libyenne, il avait été révélé que l'architecte de la proposition de l'ONU pour une solution proposée par les Accords de Skhirat (juillet 2015), le Représentant spécial des Nations unies en Libye, Bernardino León, avait, immédiatement après l'expiration de son mandat à l'ONU, commencé à travailler pour un centre de réflexion financé par les Emirats Arabes Unis. Lors des pourparlers politiques en Libye (décembre 2014), il avait été révélé que León avait communiqué par e-mail avec le ministre des Affaires étrangères des Émirats arabes unis, le cheikh Abdullah bin Zayed.

Cependant, les Accords de Skhirat n'ont pas atteint la légitimité internationale souhaitée. Début 2015, avec le soutien de l'ONU, le Gouvernement national d'accord (GNA) a été établi sous la direction de Fayez el-Sarraj; mais la Chambre des représentants de Tobrouk n'a pas reconnu le nouveau gouvernement. Alors que le GNA soutenu par l'ONU tentait d'établir un contrôle sur les groupes à Tripoli, Khalifa Haftar a continué d'étendre ses opérations à l'ouest et au sud du pays. Ainsi, l'option militaire a été acceptée par Haftar et les Emirats Arabes Unis particulièrement, mais
aussi par les autres acteurs internationaux soutenant Haftar, comme un outil apportant des résultats.

Depuis lors, tous les efforts de négociation ont été interrompus par des opérations militaires lancées par le front de Haftar. Le représentant spécial des Nations Unies en Libye, Ghassan Salamé, vers la fin de 2017, avait proposé un plan de solution en trois étapes consistant d'une rééxamination des Accords de Skhirat par le Conseil supérieur de l'État de Tripoli et la Chambre des représentants de Tobrouk, lde a rencontre des parties lors de la conférence de dialogue national pour discuter de certains des sujets, et de la tenue d'élections dans le pays. Cependant, au cours des pourparlers, Haftar a poursuivi ses opérations vers les régions pétrolières de l'est du pays.

Suite à cette évolution, en 2018, la France et l'Italie ont tenté d'être de résoudre la crise libyenne avec différents sommets, afin d'être influents dans l'avenir du pays. Cependant, ces tentatives de la France et de l'Italie d'exclure l'autre, n'ont [non seulement] pas résolu la crise, mais ont également interrompu le processus des Nations unies et entraîné un soutien à Haftar.

Les pourparlers de l'ONU avaient été reportés en février 2019 en raison de l' «opération du Fezzan» de Haftar, dans le sud de la Libye où il avait pris le contrôle des principales usines et champs pétroliers. Après les opérations du Fezzan, les ÉAU ont cette fois effectué une tournée diplomatique, convaincu la Libyan National Oil Company de supprimer les "causes de force majeure" qui ont empêché les expéditions de pétrole depuis les champs pétroliers du sud et donné une légitimité à la présence de Khalifa Haftar dans les champs pétroliers.

Fin février, Fayez el-Sarraj et Khalifa Haftar se sont rencontrés à Abu Dhabi avec le soutien de l'ONU et des Émirats arabes unis, et ont entamé les pourparlers de réconciliation. La guerre de Tripoli a eu lieu immédiatement après ces pourparlers et juste avant le Congrès national libyen, prévu le 14 avril.

- La bataille semble difficile à terminer

Une brève analyse du passé montre clairement que Haftar et ses alliés, en particulier Haftar et les Émirats arabes unis, ont longtemps utilisé la table de négociation comme prolongement de la guerre. Il semble donc difficile de mettre fin à la guerre en Libye tant que ce soutien extérieur se poursuivra. Il sera possible de parler d'une solution durable en Libye avec la formation d'un environnement politique où il existe un consensus sur des questions telles que la construction de l'État, la répartition des ressources économiques, la façon dont le pays sera gouverné, la constitution et la loi électorale. Mais le principal objectif de la crise libyenne aujourd'hui est de convaincre Haftar que la guerre n'est pas une solution. Il ne semble pas possible d'atteindre cet objectif sans convaincre les alliés qui soutiennent Haftar.

Nebahat Tanriverdi Yasar est une experte en études nord-africaines à l'ORSAM

Ortado�xu Ara�xtırmaları Merkezi, Centre de Recherches sur le Moyen-Orient