Transition démocratique en Tunisie: L'impératif de la stabilité - Décryptage

Depuis près de deux semaines, les acteurs politiques, notamment le président de la République et le chef du gouvernement, ont opté pour l'apaisement.

28 janvier 2019 à 21h51 par Yanis Bilhay avec Andolu Agency

FRANCE MAGHREB 2
Crédit : Google images

Après des mois de tension politique, la tendance en Tunisie est plutôt à la désescalade. Depuis près de deux semaines, les acteurs politiques, notamment le président de la République et le chef du gouvernement, ont opté pour l’apaisement.

Béji Caid Essebsi et Youcef Chahed

Le 28 décembre dernier, le président Béji Caïd Essebsi avait convoqué le président du parlement, Mohamed Ennacer, le chef du gouvernement, Youssef Chahed, le Secrétaire général de l’Union Générale Tunisienne du Travail (UGTT), Noureddine Taboubi, et le président de l’Union Tunisienne de l’Industrie, du Commerce et de l’Artisanat (UTICA-Organisation patronale), Samir Majoul, à une réunion pour examiner la situation générale au pays.

Des représentants du parti Ennahdha (68 députés/217), du bloc de la "Coalition nationale" (44 sièges) et de "Machrouu Tounes" (15 sièges) avaient également participé à cette réunion.

A ses interlocuteurs, le président tunisien avait rappelé "l’importance du dialogue inclusif". "Un dialogue qui dervait, à ses dires, être basé sur l’intérêt national, qui exclut les étroits calculs politiques et visant à trouver des solutions radicales pour désamorcer la crise actuelle". 

- Un sentiment d’insécurité généralisé

"Ce changement dans le paysage politique s’explique par l’état de faiblesse qui ne permet actuellement à aucune partie de trancher la situation en sa faveur", a estimé l’analyste politique Habib Bouajila. 

"Les différents acteurs en conflit sont conscients que leur faiblesse ne leur permet pas de poursuivre leur combat les uns contre les autres", a ajouté Bouajila, dans une déclaration à Anadolu.

Selon lui, la situation économique, sociale et politique et la vague protestataire qui secoue le pays ont amené le palais de Carthage (présidence de la République) et La Kasbah (présidence du gouvernement) à engager le dialogue. 

Ce sentiment d’insécurité généralisé chez les acteurs politiques tunisiens a également été constaté par le professeur d’histoire contemporaine à l’Université tunisienne, Abdellatif Hanachi. 

Pour cet universitaire tunisien, les deux pôles du pouvoir exécutif (Caïd Essebsi et Chahed) et les parties réunies sont conscients des difficultés économiques, sociales et politiques de la période à venir.

"Il existe une crise politique et partisane étouffante, notamment pour Nidaa Tounes. Une atmosphère de manque de confiance règne entre les partis et les acteurs clés", a-t-il estimé.

Hanachi a mis en garde, dans ce contexte, contre la crise et les protestations qui s’amplifient avec la dévaluation du dinar et l’aggravation de la dette extérieure et du déficit.

Le taux de change du dinar tunisien a baissé contre le dollar américain, en passant de 1,26 à 3,02 dinars. Ce taux a également régressé contre l’euro, passant de 1,81 à 3,43 dinars, selon les derniers chiffres de la Banque Centrale de Tunisie.

Dans cet état des lieux, la réunion convoquée par le président de la République s’inscrit, selon Hanachi, dans le cadre d’une préparation à la prochaine période. "Tous les acteurs sont conscientes de la gravité de la situation et de la nécessité de tenir les élections. Tous sont également conscients que certaines parties ne veulent pas que le scrutin ait lieu", a-t-il ajouté, sans pour autant préciser ces parties.

"La présidence de la République est favorable à la tenue des élections à la date prévue (l’automne prochain) et en appelant à cette réunion, Caïd Essebsi a prouvé qu’il est un homme d’Etat par excellence", a-t-il jugé.

Pour le président du Bureau politique du Mouvement Ennahdha, Noureddine Arbaoui, la réunion de Caïd Essebsi avec les différents acteurs politiques avait pour objectif principal de résoudre le problème de la grève générale dans le secteur public et d’atténuer la tension.

Le 17 décembre dernier, l’UGTT avait annoncé une grève générale pour le 17 janvier pour revendiquer l’augmentation des salaires. Depuis, la Direction de la centrale syndicale mène des concertations marathoniennes pour réussir cette grève. Selon des sources officieuses, il est toutefois probable qu’un accord soit conclu entre le syndicat et le gouvernement avant jeudi prochain.

"La réunion a été tenue en urgence pour empêcher la grève générale du 17 janvier courant et trouver une solution consensuelle entre l’UGTT et le gouvernement", a déclaré Arbaoui à Anadolu. 

- Le président de la République: L’homme d’Etat qui rassemble 

En réunissant ainsi les partis politiques pro-gouvernement et les partenaires sociaux, Béji Caïd Essebsi a incarné l’image du leader qui rassemble, loin des "petits conflits".

"Caïd Essebsi ne veut pas incarner l’image de celui qui incite à l’escalade et s’oppose au processus de transition démocratique", a souligné Bouajila.

Une photo montrant une rencontre entre un des leaders des "Gilets rouges" et un responsable de Nidaa Tounes a été diffusée sur les réseaux sociaux, alimentant plusieurs spéculations sur l’implication de Nidaa Tounes et du président Caïd Essebsi dans ce mouvement de protestation.

Pour étayer son analyse, Bouajila est revenu sur le discours du Nouvel An du président.

"Lors de son discours [...] Caïd Essebsi, en sa qualité de président responsable de la République, a parlé de la situation générale dans le pays, et essayé d’être à égale distance de toutes les parties. Il a également mis en garde contre les protestations", a-t-il détaillé.

L’analyste politique a également rappelé les deux autres impératifs mentionnés par le président dans son discours : "L’achèvement de la mise en place des instances constitutionnelles et la préparation des prochaines élections de manière à permettre à la Tunisie d’être fière de la transition démocratique".

Pour sa part, Abdellatif Hanachi estime qu’en laissant de côté tous les différends avec Ennahdha et avec le chef du gouvernement, Caïd Essebsi a montré qu’il était "un homme d’Etat par excellence". 

"L’institution de la présidence de la République et le Conseil de sécurité nationale (présidé par Caïd Essebsi) possèdent des données sur la gravité de la situation en terme de sécurité", a-t-il ajouté, soulignant "la pertinence d’avoir invité l’UGTT comme étant un acteur influent sur le terrain".

Noureddine Arbaoui a également salué l’appel du président à la réunion des parties politiques et des partenaires sociaux.

Arbaoui a qualifié de "positive" la relation d'Ennahdha avec Caïd Essebsi. "Si l’expérience démocratique est réussie en Tunisie c’est grâce au président de la République et nous continuons à entretenir des liens positifs avec lui", a-t-il assuré. 

- Des tentatives internationales pour instaurer la stabilité en Tunisie

Les conflits et querelles qui ont marqué le paysage politique tunisien auraient motivé, selon des informations fuitées, des tentatives internationales visant à réduire la tension et à préserver l’expérience démocratique tunisienne.

Des médias ont évoqué des rencontres à Doha, au cours du mois de décembre dernier, auxquelles ont participé le président d'Ennahdha, Rached Ghannouchi, et le président du comité politique de Nidaa Tounes, Hafedh Caïd Essebsi, sans que les deux ne se réunissent.

Ces rencontres visaient, selon les mêmes sources, à rétablir la relation entre les deux partis Nidaa Tounes accuse Ennahdha de soutenir Youssef Chahed dans sa rébellion contre Béji Caïd Essebsi.

Selon Habib Bouajila, les parrains internationaux de la transition démocratique en Tunisie ont recommandé de mettre fin aux conflits rapidement et de s’orienter vers les élections.

La présence de l’UGTT (plus grand syndicat en Tunisie) et de l’UTICA (Union patronale) explique la nécessité d’écouter les acteurs sociaux, a-t-il ajouté.

Hanachi n’a pas écarté non plus, "l’intervention de parties étrangères pour sauver la situation".

"La question n’est pas uniquement liée à la Tunisie mais à toute la région. Des tensions ont également frappé le Soudan, la Jordanie et le Liban", a-t-il noté.

Le professeur d’histoire contemporaine a également présagé une poussée de tensions, "vu que des parties étrangères œuvrent à faire échouer l’expérience à tout prix".